En dépit d’un fragile cessez-le-feu, les combats entre milices rivales au sud de Tripoli assombrissent un peu plus l’horizon.
Tiendra-t-il ? Et si oui, combien de temps ? Deux jours ? Une semaine ? Un petit mois ? Au mieux, le cessez-le-feu, accouché au forceps mardi soir sous l’égide de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul), modérera un temps l’intensité des combats qui, depuis le 27 août, opposent des milices rivales, embrasant la banlieue sud de Tripoli. Peut-être même cette accalmie précaire permettra-t-elle de rouvrir l’aéroport de Mitiga, le seul apte à desservir la capitale depuis 2014.
Pour autant, inutile de se bercer d’illusions : même si elle dépasse par sa durée la trêve précédente -laquelle, conclue sur les instances de dignitaires locaux, a volé en éclats au bout de quelques heures- celle-ci ne résoudra rien sur le fond. Près de sept ans après la chute du défunt « Guide » Muammar Kadhafi, l’ancienne Jamahiriya n’en finit plus de sombrer dans le chaos.
Une guérilla absurde et fratricide
Assauts à l’arme lourde, pluies de roquettes… Au-delà de son bilan humain (une cinquantaine de morts a minima, 1800 familles contraintes à l’exode), ce énième acte de la tragédie libyenne plongerait dans le désespoir le médiateur le plus opiniâtre. Mais il a aussi de quoi doper l’inspiration d’un dramaturge de l’absurde ou d’un maître de l’humour noir. Car les affrontements mettent aux prises, entre autres, deux factions armées réputées loyales au Gouvernement d’union nationale, ou GNA, de Fayez al-Sarraj. L’une supposément inféodée au ministère de l’Intérieur, l’autre au ministère de la Défense… Et ce sur fond, comme il se doit, d’allégeances aussi incertaines que réversibles et d’alliances à géométrie variable.
Pour un peu, on en oublierait qu’al-Sarraj doit aussi compter avec un parlement hostile, basé à Tobrouk (Est), comme avec un exécutif parallèle que soutient le maréchal Khalifa Haftar, maître des provinces orientales…
Si déroutant, voire illisible, que soit l’échiquier post-Kadhafi, la séquence en cours mérite d’être détaillée. Tout commence le 27 août, lorsqu’une milice, la 7e Brigade, quitte son fief de Tarhouna, à 60 km au sud de Tripoli, et met le cap au nord, sur l’aéroport international, dont la réouverture prochaine aiguise les appétits des porte-flingues de toutes obédiences, et que la fameuse Brigade tient pour partie intégrante de sa zone d’influence. Las !, la 7e se heurte en chemin à une coalition de milices tripolitaines, jalouses de l’emprise qu’elles exercent depuis 2016. De quoi raviver le conflit latent entre le « cartel » de la capitale et les acteurs paramilitaires qui se sentent exclus du partage de sa dépouille.
Un « pouvoir » otage des milices
Au risque d’envenimer l’affaire, Fayez al-Sarraj invite alors d’autres loups dans les ruines de la bergerie. En clair, il appelle à la rescousse les miliciens de Zintan (ouest), délogés de la capitale en 2014, et leurs ex-ennemis jurés de Misrata, la ville portuaire sitée à 190km à l’est de Tripoli, évincés quant à eux deux ans plus tard.
Cette manoeuvre à haut risque jette une lumière crue sur l’un des fléaux qui hypothèquent l’avenir du pays : faute d’avoir pu, ou su, mettre en oeuvre un accord inter-libyen signé en 2015 à Skhirat (Maroc) et censé orchestrer notamment l’intégration des miliciens au sein d’une armée nationale, faute de parvenir à asseoir son autorité, le « pouvoir » reconnu -et mollement soutenu- par la communauté internationale est devenu au fil des mois l’otage de bandes armés auprès desquelles il a sous-traité, en dépit de leur dérive criminalo-mafieuse, la sécurité de son fragile bastion tripolitain.
Comme le relève un rapport de l’ONG Small Arms Survey publié en juin, et éloquemment intitulé « La capitale des milices », ces gardes prétoriennes à la loyauté aléatoire ont infiltré et gangréné l’administration, ou ce qui en reste, les institutions de l’Etat, ou ce qui en tient lieu, et les milieux d’affaires. Si nécessaire, elles assoient leur mainmise par le harcèlement et l’intimidation. Un exemple ? Voilà peu, un fonds d’investissement souverain, exposé aux intrusions des « protecteurs » du cru, a déserté ses bureaux du centre-ville pour s’installer ailleurs. Autant dire que les objurgations de la Manul, qui enjoint au GNA de poursuivre ceux qui entravent le fonctionnement des organes étatiques, a quelque chose de surréaliste.
Le retour du spectre djihadiste
Experts en décryptage des conflits, les auteurs du rapport de Small Arms Survey redoutent l’éclosion d’un conflit d’envergure durable, dans l’hypothèse où un front d’ « outsiders » armés entreprendrait de disputer aux milices en place le contrôle de la capitale. En scellant un pacte avec d’autres mini-armées locales, ledit front pourrait de fait prendre celle-ci en étau. Autre facteur d’inquiétude, s’il en était besoin : le regain d’activisme de groupes djihadistes, terrassés hier à grand-peine, et qui tentent de profiter de la confusion générale pour reconquérir les positions perdues.
Pour le Libyen lambda, comme pour les migrants parqués dans d’épouvantables camps de rétention, ce nouvel épisode ne fait qu’assombrir un peu plus un quotidien éprouvant. L’évasion récente, à la faveur du bazar ambiant, de 400 détenus de la prison d’Ain Zara, située dans les faubourgs sud de Tripoli, attise les craintes de pillages et d’agressions. Comme si les coupures d’électricité, fréquentes et interminables, les pénuries de carburant et de cash et l’envolée des prix ne suffisaient pas… En un mois, le prix du pain, denrée de base s’il en est, a quadruplé.
Fantasmes Salvini et chimères Macron
A qui la faute ? A la France bien sûr. Et à elle seule. Telle est du moins la thèse acrobatique défendue par le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini. Dans une vidéo diffusée lundi, ce démagogue d’extrême-droite fait part de sa « crainte que quelqu’un, pour des motifs économiques nationaux, mette en péril la stabilité de toute l’Afrique du Nord, et par conséquent, de l’Europe. » Mais encore ? « Je pense à quelqu’un qui est allé faire la guerre là-bas alors qu’il ne devait pas la faire, qui fixe la date des élections sans prévenir les alliés, l’Onu et les Libyens. »
Suivez mon regard et mon index accusateur. Rendons au boutefeu transalpin cette justice : quoique courageusement allusif, son réquisitoire n’est hélas pas totalement infondé. De la vaine rencontre au sommet entre al-Sarraj et Haftar, mise en scène à La Celle-Saint-Cloud (Yvelines) en juillet 2017, au sommet convoqué à l’Elysée le 29 mai dernier, le volontarisme d’Emmanuel Macron, enclin à jouer sa partition en solo, butte sur l’effroyable complexité du poker menteur perpétuel auquel se livrent, entre cupidité, égoïsme et rancunes recuites, les fossoyeurs maison.
Le très jupitérien successeur de François Hollande avait arraché en son palais une ébauche de consensus, purement verbal d’ailleurs. Il avait aussi dicté un calendrier chimérique. Pour mémoire, les protagonistes devaient s’accorder avant le 16 septembre sur les contours de la future constitution, appelée à être ratifiée par référendum, ainsi que sur la teneur d’une nouvelle loi électorale. Et ce dans la perspective de scrutins présidentiel et/ou législatif fixés au 10 décembre. Le 10 décembre, soit. Mais de quelle année ?