Maîtres d’une partie de l’échiquier libyen, Turquie et Russie, deux puissances également asiatiques, s’installent à 500 kilomètres des côtes italiennes.
La Turquie d’Erdogan n’a pas fait semblant de s’intéresser à la Libye. Elle y a déployé des troupes pour soutenir le gouvernement reconnu par l’ONU. « Bel emplacement à saisir. Face à la Méditerranée, flanc sud de l’Europe, gorgé de pétrole et de gaz, à saisir toutes affaires cessantes. » Si on ne dénombrait pas quelque 6 500 morts pour les douze derniers mois, le dossier libyen prêterait à rire. Comme une terre vierge que des promoteurs peu scrupuleux envahiraient puis bétonneraient sans la moindre autorisation. Dans une subite accélération de l’histoire, la Turquie et la Russie, deux nations, à cheval sur les continents européen et asiatique, viennent de s’imposer sur un sol arabe et africain, à portée de longue-vue de l’Europe. Une implantation offerte sur un plateau par des Occidentaux incapables de tenir un discours et une action communs.
2011: on fête la France à Benghazi
Un peu d’Histoire récente. Dans la foulée de la Tunisie et de l’Égypte, la Libye entre dans la danse du mal nommé « Printemps arabe ». Kadhafi règne depuis quarante-deux ans, plus que les trente-sept années du tyran zimbabwéen Robert Mugabe. Furieux que son voisin tunisien Ben Ali se soit fait dégager de son poste de dictateur par une population soucieuse de dignité, le colonel rameute ses troupes et veut écraser la rébellion. L’intervention des jets français et anglais y mettra un terme. Turquie et Russie se sont à l’époque opposées à cette intervention. Dans la Libye libérée, on célèbre la France, on scande les noms de Sarkozy et de Cameron.
Officiellement, le concours de la Russie en faveur du maréchal Haftar est essentiellement aérien. Sur le terrain, des mercenaires russes sont à la manoeuvre. © Fathi Nasri
2020 : le vide géopolitique est là
Neuf ans plus tard, la fête est finie. Malgré la signature de l’accord de Skhirat en 2015, entérinant l’instauration d’un gouvernement d’entente nationale (GNA), malgré une ribambelle de conférences de paix (Berlin, Palerme, Abou Dhabi…), le vide géopolitique s’installe. Les pays européens sont incapables de s’entendre sur une position commune, faisant peu de cas du fait que la Libye est le flanc sud de leur continent. La France et l’Italie affichent leurs dissensions. La diplomatie française de Jean-Yves Le Drian joue sur les deux tableaux : la solution négociée par l’ONU tout en soutenant son principal opposant, le maréchal Haftar. Rome, qui subit des flots incontrôlés de migrants – près de 180 000 en 2016 – arrivant via des réseaux criminels sur ses plages, soutient le GNA, aussi bien le gouvernement de centre gauche de Matteo Renzi que les populistes qui lui succéderont.
La Libye désormais dans le chaos
La cacophonie européenne ajoutée à des barbouzeries baroques débouche sur une réalité tragique : la Libye sombre dans le chaos pendant que les chancelleries s’emmêlent les parapheurs. Quand de Gaulle « volait vers l’Orient compliqué avec des idées simples », ses successeurs vont sur une situation chaotique avec des arrière-pensées tarabiscotées. Un fiasco. Et c’est ainsi qu’Ankara et Moscou, fortes de leur expérience en Syrie, décident que la voie est libre. La Turquie et la Russie ont une politique claire. Ils ne se dissimulent pas derrière le paravent de la bienveillance. C’est une sale guerre, ils la feront salement : ils foncent. Et en peu de temps, les voici au centre du jeu doublant les Européens, incapables de travailler de concert, plus doués pour les sous-entendus, les calculs à triple bande qu’à mettre en œuvre une bonne vieille stratégie.