Le président russe, Vladimir Poutine, et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors d’une conférence, à Moscou, le 5 mars. POOL / REUTERS

 

Libye, nouvelle Syrie ? . Neuf ans après la chute du régime de Kadhafi, le pays est le théâtre d’une escalade sans précédent des ingérences d’Ankara et de Moscou.

Le parallèle effraie de plus en plus en haut lieu, à Paris et ailleurs. L’escalade des ingérences étrangères en Libye, duo turco-russe en tête sur fond d’une noria de groupes mercenaires, rapprocherait dangereusement la Libye des abysses syriens.

Jean-Yves Le Drian, alarmiste, n’a lui-même pas hésité à oser l’analogie. « La crise s’aggrave puisque, je n’ai pas peur du mot, nous sommes devant une “syrianisation” de la Libye », avait lancé, le 27 mai, le ministre français des affaires étrangères devant la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat.   Depuis la défaite, début juin, du maréchal dissident Khalifa Haftar aux portes de Tripoli, la contre-offensive du gouvernement d’accord national (GAN) de Faïez Sarraj bute sur la ville de Syrte à la charnière de la Tripolitaine (ouest) désormais proturque et de la Cyrénaïque (est) en voie de « russification ». Symbole à l’ironie grinçante, Syrte, ancien fief de Mouammar Kadhafi et ex-bastion de l’organisation Etat islamique (EI), figure la partition du pays, frontière démarquant les deux zones sous fraîche suzeraineté étrangère. Une décennie de convulsions résumée en cette cité emblématique. Si emblématique même que le président égyptien, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, soutien de Haftar, a annoncé, samedi 20 juin, que tout franchissement par le GAN proturc de la « ligne rouge » reliant Syrte à la base de Djoufra, située 250 km plus au sud, déclencherait une « intervention directe » du Caire en Libye.

« Syrianisation » ? Le néologisme fait donc florès à l’évocation de ce conflit en Libye. Il en dit long sur l’inquiétude croissante quant à l’embrasement d’un nouveau foyer de crise en Méditerranée orientale avec un impact potentiellement déstabilisateur sur ses voisins d’Afrique du Nord, voire plus au sud au Sahel.

« Conflictualité à bas bruit »
Neuf ans après l’insurrection qui a renversé, avec l’aide de l’OTAN, le régime dictatorial de Kadhafi, la Libye est un pays fracturé où s’est ouvert « un vide dans lequel beaucoup d’intervenants extérieurs s’engouffrent sans être inquiétés », tous « tentés de profiter de l’actuel climat international de dérégulation de la force », analyse Ghassan Salamé, ex-chef de la mission des Nations unies (ONU) pour la Libye (juin 2017-mars 2020).

Au lendemain de la chute de Kadhafi, la Libye s’est lentement enlisée dans une « conflictualité à bas bruit », selon la formule de Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). L’effondrement de la Jamahiriya (« Etat des masses ») a libéré des forces centrifuges – notamment le réveil des fameuses cités-Etat (Misrata, Zintan, etc.) – sur fond de convoitises autour des hydrocarbures et d’importations de conflits idéologiques en provenance du Proche-Orient.

Durant ces années de lente érosion, les Européens et les Américains ne semblaient s’intéresser qu’à trois sujets : le pétrole, le terrorisme et l’immigration. Cette triple obsession a complètement brouillé leur vision. Car, sur ces trois terrains, la situation s’est améliorée au fil des années, oblitérant du coup la perception de la nouvelle crise qui couvait plus en profondeur.

Le pétrole ? Il coule de nouveau à flots lorsque le maréchal Haftar rouvre le Croissant pétrolier en septembre 2016. Le terrorisme ? Il subit une défaite majeure en cette même année 2016 non seulement à Benghazi, sous les coups de butoir de Haftar, mais aussi à Syrte où les milices de Misrata, loyales au GAN de Sarraj, écrasent le sanctuaire de l’EI avec le soutien des chasseurs d’Africom, le commandement africain de l’armée américaine. Quant à l’immigration, des accords secrets entre les Italiens et des milices de Sabratha, en Tripolitaine, enrayent en 2017 le flux des migrants et réfugiés subsahariens qui affluaient jusque-là en nombre à Lampedusa. Accalmie sur ces trois fronts : où est donc l’urgence ?

Caudillisme
Ce qui couvait en silence dans une certaine indifférence extérieure n’était autre que le projet de conquête de l’ensemble du territoire par le maréchal Haftar, jusque-là contenu dans les limites de la Cyrénaïque orientale.

De quoi Haftar est-il le nom ? Le recul manque encore pour apprécier à sa juste mesure l’aventure de cet ex-proche de Kadhafi exilé deux décennies aux Etats-Unis avant de revenir participer en 2011 à la révolution à Benghazi. Il a bâti son crédit politique sur un double capital : la lutte antidjihadiste à Benghazi et la réouverture du Croissant pétrolier. Il serait probablement entré dans l’histoire par la grande porte s’il avait su articuler sa démarche avec la médiation onusienne ayant enfanté, en 2016, le GAN de Sarraj à Tripoli.

Mais le patron de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) a décrété que Sarraj n’était que l’otage de « milices terroristes » – ce qui est factuellement faux – et qu’il était donc vain de discuter avec lui.

Durant les années 2017-2018, pendant que les Occidentaux lui conseillent mollement de privilégier la « solution politique », il bâtit en toute impunité sa machine militaire de conquête avec le soutien actif des Emiras arabes unis (EAU), de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, en violation de l’embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes. Aussi son attaque d’avril 2019 contre Tripoli – l’acte fondateur de la crise actuelle – n’est-elle pas une réelle surprise.

Elle consacre en fait un projet qui vient d’assez loin, celui de clore la séquence ouverte par les « printemps arabes » de 2011, sous couvert de lutte contre les Frères musulmans. Et le maréchal, au caudillisme de plus en plus grandiloquent, s’est trouvé encouragé dans cette voie par une coalition d’autocraties régionales impatientes. Dans cette affaire, la France, en quête d’un homme fort pour stabiliser la Libye méridionale frontalière du Sahel et sensible à la rhétorique anti-islamiste de Haftar – oubliant au passage ses accointances avec les salafistes de l’école saoudienne –, l’a soutenu en coulisses. Et, à Washington, Donald Trump, qui ne s’intéresse qu’au pétrole et à l’antiterrorisme, lui a adressé une sorte de feu vert.

L’assurance d’Ankara
La genèse de la crise actuelle est là. Dès lors, tout va déraper, ouvrant la voie à la « syrianisation ». Bien des différences opposent certes les deux théâtres. L’Iran est absent du tableau, et avec lui la césure confessionnelle sunnite-chiite. L’irrédentisme kurde n’a pas non plus son équivalent en Libye, sans même parler de l’effacement – pour l’instant en tout cas – de la présence de l’EI.

L’immensité territoriale libyenne n’est en outre guère comparable à l’exiguïté syrienne tandis que le pouvoir de Damas, malgré ses faiblesses, semble préserver plus de verticalité que l’autorité évanescente de Tripoli. Et, enfin, dans le déroulé temporel de la crise, le « rythme a été plus diffus, lent, progressif en Libye qu’en Syrie », relève Pierre Razoux.

Mais, au-delà de ces dissemblances, une similitude de taille s’impose : l’ingérence militaire lourde des Turcs et des Russes, les premiers intervenant au grand jour tandis que les seconds se cachent derrière les mercenaires du groupe Wagner. Parce qu’il s’est senti abandonné par la communauté internationale, incapable de le protéger face à l’assaut de Haftar appuyé par Wagner, le GAN de Sarraj à Tripoli s’est jeté dans les bras des Turcs. Ces derniers n’étaient que trop heureux de voler à son secours en échange de la validation de leurs prétentions maritimes en Méditerranée, notamment sur des gisements de gaz récemment découverts.

Dès lors, l’assurance d’Ankara se manifeste de manière de plus en plus agressive au large des côtes libyennes où l’on frôle chaque jour l’incident avec des navires européens – français en particulier – chargés de surveiller le respect de l’embargo sur les armes.

Spectaculaire escalade depuis le printemps
Quant aux Russes, ils ont déployé en mai, selon des Américains de plus en plus nerveux, des Mig-29 et des Sukhoï-24 en Cyrénaïque, notamment sur la base aérienne de Djoufra, afin de préserver les positions de l’ANL de Haftar en Libye orientale. L’escalade est spectaculaire depuis le printemps.

Le danger pour les Libyens n’est autre que de perdre ce qu’il leur reste de souveraineté dans la guerre comme dans la paix. Car Ankara et Moscou reproduisent en Libye le type de relation ambivalente déjà éprouvé en Syrie, où la rivalité militaire s’accompagne d’une cogestion de la médiation diplomatique.

C’est que les deux pays se tiennent à bien des égards. « Chacun a un levier sur l’autre, les Turcs avec leurs détroits et leur appartenance à l’OTAN et les Russes avec leur gaz et leur supériorité militaire », résume l’amiral Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerranéenne des études stratégiques.

Dans ces conditions, la Libye sous condominium turco-russse risque d’être ravalée au rang de vulgaire pion d’un marchandage plus global, notamment en liaison avec la Syrie. « Il peut y avoir entente entre Erdogan et Poutine en vertu de laquelle la Turquie arrête d’alimenter la poche syrienne d’Idlib en échange de quoi la Russie délaisse Tripoli pour permettre à Haftar de se maintenir en Cyrénaïque », précise Pierre Razoux. En somme, la « syrianisation » des combats et des trêves aux portes méridionales d’une Europe impuissante.

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