Il y a tout juste dix ans débutait dans les mondes arabes une séquence politique qui ne s’est pas refermée depuis lors. Partant d’un puissant mouvement de contestation initié en Tunisie, qui se solde par la mise à bas du régime de Zine Al Abidine Ben Ali en quelques jours, une profonde onde de choc politique se propage ensuite dans de nombreux pays de la région.
Ces mouvements de masse constituent un démenti cinglant à tous ceux qui considéraient que les mondes arabes étaient décidément réfractaires aux processus de démocratisation s’étant par ailleurs développés avec quelques succès en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, dans l’Est de l’Europe et en Asie après la chute du mur de Berlin. Pétris de présupposés essentialistes, maints analystes affirmaient en effet qu’il y avait comme une sorte d’incompatibilité entre les préceptes de l’islam et la possibilité de mettre en œuvre des principes politiques démocratiques dans les pays de la région.
Ainsi, à partir de l’hiver 2010-2011, ce sont des millions d’hommes et de femmes qui se mobilisent. Partout, on retrouve les mêmes revendications : justice sociale, droits démocratiques et surtout exigence de la dignité, Karama ! Tunisie, Égypte, Syrie, Bahreïn, Libye, Yémen… la traînée de poudre s’étend rapidement. Si après Ben Ali, c’est Hosni Moubarak qui est à son tour rapidement obligé de se retirer du pouvoir, il n’y a néanmoins pas d’effet domino, parce que si les causes de ces mobilisations sont communes elles se déclinent de manière particulière selon les pays et ne produisent donc pas les mêmes effets. Rien de mécanique ni d’inéluctable dans ces mouvements, mais de volatiles rapports de force entre les classes sociales qui évoluent de manière heurtée, avec des moments de rapides avancées, mais aussi des périodes de stagnation ou de reculs.
Une des raisons de la fulgurance de cette onde de choc renvoie aux nouvelles technologies de l’information et de la communication à propos desquelles beaucoup de théories ont néanmoins été imprudemment énoncées. Ainsi, il semble erroné de parler de « révolutions 2.0 ». Si certaines chaînes télévisuelles – on pense évidemment notamment à Al-Jazeera que beaucoup parviennent à capter dans les mondes arabes grâce aux antennes paraboliques – tranchent indéniablement avec la langue de bois indigeste communément utilisée par les médias traditionnels, la plupart à la solde de pouvoirs usés à la corde, et permettent de savoir instantanément ce qui se passe en tout point de la région, et si les réseaux sociaux permettent pour leur part de communiquer en temps réel, ils n’en possèdent pas moins leurs limites. Ces technologies sont en effet utilisées par des composantes minoritaires des populations et si elles ont pu faciliter et accélérer les mobilisations, elles n’ont pas été à l’origine des mobilisations. Celles-ci ont fondamentalement des causes sociales et politiques.
Rapidement, ces mouvements de masse se sont heurtés à la violence des appareils de répression étatiques. Arc-boutés sur leurs privilèges et prérogatives les régimes n’ont, dans la plupart des cas, pas hésité à utiliser la brutalité la plus radicale. N’hésitant pas à tirer sur les manifestants, les pouvoirs en place ont tragiquement illustré la coupure totale qui s’est installée entre les dirigeants et les citoyens. Utilisation de la répression tous azimuts, violences indiscriminées, coups d’État, guerres civiles, tous les moyens sont bons pour empêcher la satisfaction des revendications. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi les espoirs fondés initialement se sont graduellement estompés.
Les forces se réclamant de l’islam politique qui, pour la plupart, se sont greffées sur les mouvements de contestation sans en être jamais à l’initiative, ont pu faire un moment illusion. Jouissant d’une indéniable popularité en raison de leur non-compromission avec des régimes honnis, ils n’ont néanmoins à aucun moment voulu rompre avec la logique d’un système pourtant remis en cause par la dynamique même de ces mouvements. Zélateurs de l’économie de marché et du libéralisme économique, cette mouvance, principalement incarnée par les Frères musulmans, manquant en outre grandement d’expérience, s’est retrouvée au centre de contradictions qu’elle fut incapable de résoudre. L’exemple égyptien est de ce point de vue particulièrement illustratif.
Outre ces paramètres, la raison principale de l’échec, à ce stade, des processus révolutionnaires réside dans l’inexistence de partis et d’organisations susceptibles de fournir un cadre, des propositions et des perspectives alternatives. La difficulté à s’organiser librement lorsque l’on vit dans un régime autoritaire est une donnée structurelle qui pèse lourd. Dans une célèbre formule, Lénine expliquait que « « l’élément spontané » n’est au fond que la forme embryonnaire du conscient ». La formule, même si elle est probablement datée, n’en constitue pas moins une réflexion qui vaut toujours pour comprendre les limites des puissants mouvements ayant surgi il y a dix ans.
En dépit des difficultés et des échecs parfois terribles (Syrie, Libye, Yémen…), rien ne serait plus faux que de considérer qu’il en est terminé de ces mouvements de contestation. Le mur de la peur est définitivement et largement fissuré et d’autres séquences ne manqueront pas de surgir. Preuve en a d’ailleurs été faite en 2019. Au Soudan, en Irak, en Algérie, au Liban, de nouvelles mobilisations se sont cristallisées avec, dans la plupart des cas, les mêmes ressorts et les mêmes faiblesses, aggravées il est vrai par les effets déstructurants de la crise pandémique. Il faut toutefois souligner le cas du Soudan où un processus de transition maîtrisé est à l’œuvre, probablement d’ailleurs grâce aux structures organisationnelles qui préexistaient aux mobilisations.
Une des différences entre les moments 2010-2011 et 2019 réside probablement dans le rôle tenu par les partisans de l’islam politique. S’ils avaient su surfer sur les processus de contestation il y a dix ans, ils n’y sont pas parvenus en 2019. Débordés, voire rejetés dans certains cas, ils ne parviennent plus à se greffer sur les manifestations dans aucun des pays cités. Cette deuxième vague du processus révolutionnaire dans les mondes arabes est ainsi plus directement opposée à l’islam politique et plus ouverte à la sécularisation que la première ce qui indique une maturation en cours. Si les courants se réclamant de l’islam politique n’ont aucunement disparu, les jeunes générations semblent pourtant y être désormais beaucoup moins réceptives. La racine d’une telle évolution se trouve dans les phénomènes d’individualisation, eux-mêmes liés à l’urbanisation et à la dissolution progressive des liens d’allégeance patriarcaux traditionnels.
Ainsi, en dépit des multiples épisodes dramatiques qui ont ponctué la séquence, il n’y a aucune raison à considérer que cette décennie constitue une parenthèse qui serait refermée. C’est tout le contraire, même si les chemins seront longs à parcourir pour que les peuples de la région parviennent à la satisfaction de leurs revendications. Au vu de l’ampleur des enjeux et des difficultés, nul n’aurait dû être enclin à considérer que les événements tels qu’ils se sont déroulés en Tunisie étaient mécaniquement reproductibles dans les autres pays de la région. En ce sens, il est erroné de parler de révolutions arabes parce que nous nous trouvons dans des développements de long terme et donc non achevés. Très rarement dans la longue histoire des mouvements révolutionnaires des victoires décisives ont pu l’être en quelques mois. C’est de ce point de vue, qu’en dépit de configurations politiques régionales bien mornes et pour le moins contrastées en ce début 2021, il n’y a pas de raison d’être par trop pessimiste. Des mécanismes de maturation sont à l’œuvre dans les profondeurs des sociétés de la région, les leçons des échecs sont tirées et la séquence ouverte en 2010-2011 ne manquera pas de se poursuivre, de s’approfondir et de frayer sa route dans les pays arabes et au Moyen-Orient.