Des manifestants brûlent un drapeau italien dans une rue de Benghazi, où c’est la France qui est bien vue.«Il n’y aura pas de paix et de stabilité en Libye tant que la communauté internationale ne se mettra pas d’accord.» Le constat d’Abdelhafiz Ghoga, qui fut vice-président du Conseil national de Transition pendant la révolution de 2011, est clair. Le militant des droits de l’homme ajoute: «Il y a une véritable guerre d’influence entre la France et l’Italie.»
À Benghazi, capitale de la Cyrénaïque (région de l’est libyen) et ville d’Abdelhafiz Ghoga, la France est bien vue. Rien de plus facile puisque l’ancien colon italien part avec un handicap: c’est en Cyrénaïque qu’Omar Al-Mokhtar et sa résistance, constituée par les tribus, se sont soulevés au début du XXe siècle. Quelque 70 ans après l’indépendance, le héros est toujours présent. Il apparaît sur d’immenses affiches aux côtés des martyrs de la révolution de 2011. À l’inverse, la France, elle, profite encore de l’engouement qu’elle a suscité en 2011, en décidant d’intervenir pour bloquer l’entrée des chars de Mouammar Kadhafi dans Benghazi. «Nous avons tous cru que nous allions mourir», se souvient Issam Faraj Al Barghati, attablé à un café du «berceau de la révolution».
La ministre de la Défense italienne, Elisabetta Trenta, n’a pas non plus oublié, puisqu’elle écrivait en septembre dernier: «Il est maintenant clairement indéniable que [la Libye] se retrouve dans cette situation parce que quelqu’un, en 2011, a mis ses propres intérêts devant ceux des Libyens et de l’Europe. […] La France, de mon point de vue, est en partie responsable.»
Plus de 7 ans après la révolution, la Libye est en effet en plein chaos. La place de la Liberté, où l’ancien président français avait fait un discours peu avant la libération entière du pays, est aujourd’hui totalement détruite. De 2014 à 2017, Benghazi a été la scène de violents combats entre les forces du maréchal Khalifa Haftar et différents groupes islamistes et terroristes.
Combattre les terroristes
Dans la victoire qu’a rencontrée l’homme fort de l’est, la France n’est pas totalement étrangère. Le membre permanent du Conseil de sécurité à l’ONU, qui martèle que le gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli est le partenaire politique de référence, a dépêché ses forces spéciales auprès du maréchal Khalifa Haftar qui ne reconnaît pourtant pas cette autorité. Une aide intéressée, selon Ahmed Mismari, porte-parole de l’Armée nationale arabe libyenne (LNA) de Khalifa Haftar: «Nous avions un intérêt commun: combattre les terroristes. La France voulait traquer les groupes dans les pays limitrophes au sud, comme le Tchad, le Mali, le Niger, où elle est très présente.»
Un ancien conseiller du Ministère de la défense français reconnaît: «Barkhane (ndlr: déploiement militaire au Sahel visant à lutter contre les groupes terroristes) nous coûte extrêmement cher. Le seul moyen de mettre fin à cette opération, c’est de parvenir à stabiliser la Libye. Et, pour ça, l’exécutif a fait le choix de Haftar».
Mettre fin au flux migratoire
L’Italie, elle, a choisi le camp opposé, avec une priorité: mettre fin au flux migratoire. Rome, qui a rouvert son ambassade à Tripoli, contrairement à la France dont la représentation a été fermée en 2014, a décidé de négocier directement avec les milices responsables du trafic pour baisser ce nombre. La brigade Al-Ammu à Sabratha se félicitait ainsi publiquement, en 2017, d’avoir reçu de l’argent de l’Italie pour arrêter son «commerce».
Politiquement, l’Italie est accusée par les Libyens de l’est de soutenir les partisans de l’islam politique. «Les Italiens veulent que les Frères musulmans prennent le pouvoir. Ils savent qu’à l’heure actuelle, des élections ne seraient pas en leur faveur, c’est pour cela qu’ils font tout pour les retarder», juge Abdelkader Gedoura, ancien membre de l’assemblée constituante libyenne. Une opinion qui s’est traduite par la non-participation de Khalifa Haftar au sommet de Palerme en novembre alors que celui-ci avait accepté de discuter, à Paris, en mai dernier. Une rencontre qui s’était conclue par l’annonce d’élections le 10 décembre, finalement repoussées.
La France a été freinée par ses alliés. «Les USA ont assisté au sommet du 29 mai à Paris. Cela les a réveillés. La Grande-Bretagne et l’Italie, qui s’opposaient à des élections aussi rapides, les ont appelés pour leur demander d’agir», explique Jalel Harchaoui, doctorant à l’Université Paris VIII, spécialiste de la Libye.
Intérêts américains
Une redistribution des cartes renforcée par la nomination de l’Américaine Stephanie Williams au poste d’adjointe de Ghassan Salamé, le représentant de l’ONU en Libye. Cette ancienne chargée d’affaires à l’ambassade américaine à Tripoli est une preuve du retour, en coulisse du moins, du Secrétariat d’État dans les affaires libyennes. Pour l’Oncle Sam, la priorité n’est pas de savoir qui mettre à la tête de la Libye, ni la question migratoire, mais celle de surveiller son remuant partenaire, les Émirats arabes unis. Ces derniers mènent une politique offensive du «Tout sauf les Frères musulmans» en soutenant, comme la France, le maréchal Haftar. Le Qatar et la Turquie agissent de même, dans le camp opposé. L’union de la communauté internationale est encore loin.
«Cette guerre larvée est nuisible et malsaine»
Mohamed Dayri, ancien ministre des Affaires étrangères libyennes (2014 à 2018) issu du Conseil des députés de Tobrouk était de passage en Suisse le 10 janvier pour une conférence organisée par la Fondation Hirondelle, l’ONG Changing Perspectives et la Fédération vaudoise de coopération (Fedevaco). Il déplore les entraves aux processus politiques qui résultent de désaccords extérieurs à la Libye.
Que vous inspire cette guerre larvée entre la France et l’Italie?
Elle porte ombrage au processus politique libyen. Elle est nuisible et malsaine. La solution est entre les mains des puissances occidentales. Il faut qu’elles accordent leurs violons. Je pense que les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui participent depuis 2014 au processus de coordination technique et diplomatique pour la Libye, devraient intervenir pour mettre fin à ces rivalités.
Que cachent-elles? Une bagarre autour des ressources pétrolières?
En Libye, dans les milieux informés, on évoque des rivalités entre le groupe italien ENI et Total. D’une manière générale, la question des ressources pétrolières est très sensible. En juin dernier, le général Haftar a pris le contrôle du croissant pétrolier. Il souhaitait en confier la gestion aux autorités de Benghazi plutôt qu’à la Compagnie nationale libyenne (NOC) basée à Tripoli. La pression a été telle qu’il a dû faire marche arrière. C’est un vrai sujet de discorde. Depuis 2014, les populations de l’Est sont en colère. 70% du pétrole libyen est extrait de leur sous-sol mais les revenus de cet or noir vont à la Banque centrale qui n’est pas sous leur contrôle.
Mais il y a d’autres enjeux aussi…
Effectivement, pour l’Italie, l’enjeu n’est pas seulement pétrolier. Il y a aussi la nécessité d’arrêter les flux migratoires. Les États-Unis, eux, se désintéressent du dossier politique mais en revanche ils continuent à travers l’Africom à mener des frappes contre les bastions d’Al-Qaida et Daech en Libye. Depuis l’attentat du Bataclan, c’est aussi un enjeu sécuritaire pour la France.
Récemment, le «Financial Time» a écrit que les Libyens ne faisaient rien non plus pour accélérer le processus politique…
C’est vrai que les Libyens traînent des pieds. Mais la Libye est aussi otage de rivalités régionales. Parce qu’ils ont des intérêts divergents, les Émirats arabes unis et l’Égypte soutiennent l’armée nationale libyenne et le parlement de Tobrouk tandis que le Qatar et la Turquie, eux, soutiennent les islamistes à Tripoli et Misrata. L’enjeu, c’est l’avenir de l’Islam politique dans la sous-région. Les Frères musulmans ont perdu du terrain en Égypte, coexistent en Tunisie, et ont rencontré un échec électoral cuisant en Libye en 2012 et 2014.